Textes
Moyens légers
La première chose qui frappe quand on pose le regard sur la table d’atelier de Pierre Tectin, c’est que cette table possède une armature de bois et de plâtre réalisée par l’artiste. Encadrement fragile mais debout, comme une porte d’accès précaire à la table de travail. Nous sommes directement amenés à décentrer notre regard, à reconsidérer ce que l’on pense avoir vu. La présentation même de ses œuvres lors de notre rencontre consistait en un chemin de prime abord déroutant : assemblages, fragments de sculptures, maquettes. Chez Pierre Tectin, la réalisation ne semble pas suivre le cours normal de la conception. Les deux s’interpénètrent dans une dialectique qui met en avant le faire.
La sculpture chez lui est une affaire matérielle qui s’insère dans un flux d’appropriation, de citation et de démultiplication. Ainsi, « L’Erreur », joue sur l’interprétation. Le titre renvoie à l’essai de Meyer Schapiro, Style, artiste et société, 1982 (première parution en version française) dans lequel sémiologie et psychanalyse amènent à montrer comment un objet littéraire sans valeur scientifique peut malgré tout garder un pouvoir de fascination théorique. En l’inscrivant sur une feuille de papier millimétrée collée à un panneau de bois, l’artiste joue avec les présupposés formels d’une oeuvre d’art : le rectangle blanc qui sert de support à l’image, l’imposition d’un cadre, la fausse signature en initiales, l’orientation des sérigraphies (gauche et droite, haut et bas) ne sont pas des propriétés intrinsèques du tableau.
Les œuvres exposées constituent la clé de lecture de l’ensemble de son travail, chaque chose renvoie à une autre chose en train de se faire. Comme pris sur le fait, les matériaux se déploient par touches qui sous l’apparence d’inachèvement construisent en réalité la trame sculpturale des oeuvres à venir.
Guslagie Malanda, 2017
————–
Open Studio #3
L’atelier de Pierre Tectin s’apparente à l’établi d’un bricoleur. Au fond d’un garage, un bureau sur lequel repose des œuvres en cours. Les pièces finies sont vissées, accrochées, sur un panneau mural. Pierre Tectin crée des sculptures-objets poétiques à partir de chutes et rebuts glanés. L’artiste a toujours été fasciné par la quantité d’objets produits. Cet attrait pour les objets délaissés et pour leurs formes, le pousse à sublimer la matière en une économie de mouvements ; assembler, découper, percer, répondant alors à une économie de moyens. L’artiste crypte ses œuvres, à la manière d’un William Burroughs et sa pratique du cut-up, permettant l’émergence de formes nouvelles. Après sélection d’un objet, celui-ci est coupé puis greffé avec une autre forme, en deux ou trois opérations. Ainsi, Pierre Tectin délivre la forme rejetée pour lui donner une sensibilité et un statut inédits. Les œuvres, paraissent familières et en même temps déstabilisent le regardeur qui tente de reconnaître des objets et leurs sens. Acte de résistance, tant dans le rejet de la notion d’utilité que dans la création de l’œuvre, l’artiste s’emploi à pérenniser l’objet. Les dessins sont solidifiés avec de la colle à papier peint ; les pièces sont pensées pour durer, dans une volonté de transmission. Se dégage alors des oeuvres une force, par leur capacité à tenir un équilibre poétique malgré leur apparente fragilité. Fétichiste de l’objet, Pierre Tectin, en véritable alchimiste, fait renaître les formes et leur offre ainsi leur autonomie.
Matthieu de Bezenac, 2016
————–
La Ruse
Les créations de Pierre Tectin en appellent aux sens et révèlent, par-delà leur évocation sensible, une relecture du monde, portée par un désir de réappropriation. Comme autant de haïkus visuels, elles privilégient la rapidité d’exécution, l’observation patiente des choses pour en offrir une lecture furtive, aussi fidèle que dégagée des intentions de sens. À travers ses sculptures légères, faites d’assemblages, de conjugaisons et de déformations de matière, Pierre Tectin développe en effet un lexique de la « consonance », où la forme révèle, dans l’espace du doute, la célébration de la fonction imaginative. L’artiste ruse pour s’emparer des formes qu’il glane, empile ou entasse dans l’attente de leur évidence. Un travail de patience qui s’achève dans une production de la rapidité où rarement plus que cinq gestes suffisent pour permettre à ces objets de souffler leur propre vie sur le mur.
La fragilité, l’approximation de ces objets ne manque pas pourtant de développer une sensualité pudique, une préciosité harmonieuse qui s’affiche littéralement sur les murs, à l’image de la plupart de ses créations qui, rebuts abandonnés dans l’espace, se voient rangés, accrochés, ré-agencés dans un système de titres aussi succincts que fonctionnels. Ses œuvres résonnent comme autant de pièces d’un inventaire jouissif et perturbant. Son Portrait est manifestement « un » portrait, son Stand est « un » stand et son Signe, « un » signe.
Prisonnier de cette tautologie jubilatoire du monde, l’esprit ne peut que s’ouvrir à l’infinie profondeur des règles que le jeu de l’artiste distille. Alors, quand il décide de baptiser sa prochaine exposition à la galerie Frédéric Lacroix La Ruse, peut-être faut-il y voir un indice plutôt qu’une thématique, un angle d’attaque précieux pour pénétrer une démarche qui s’affine à mesure qu’elle s’affirme. Intelligence naturelle autant que processus stratégique, la ruse perturbe volontairement la représentation pour en anticiper la chaîne de causalité. Avec malice, Pierre Tectin détourne à son tour les représentations, déporte leur pouvoir et s’engouffre dans leurs failles, cet espace neutre qui les libère de leur fonction première. En déjouant leurs déterminismes, l’artiste érige une armée d’objets émancipés, prêts à défiler en révélant à nos yeux leur vraie nature.
Forcément léger, forcément résistant, l’art de Pierre Tectin porte en lui la possibilité de recréer, à tout moment, un catalogue raisonné des objets du monde, un processus nomade et efficace qui non seulement rend le regard mais dépouille l’objet de sa détermination fonctionnelle, lui ôte son appartenance (fin de la propriété) autant que sa filiation (fin de l’autorité). Ses pièces se transportent, se déplacent s’adaptent et habitent l’espace de leur présence.
En ce sens, s’il est le créateur de nouvelles « Formes », l’artiste n’en revendique en aucun cas l’octroi, la propriété, intellectuelle ou formelle. Si « ruse » il faut voir, c’est bien celle de subvertir l’économie de marché par l’économie de moyens, d’abolir la valeur pour réinstaller le doute au cœur de la relation de l’homme à l’objet.
Alterner, détourner, déconstruire pour révéler et accompagner la force de l’objet ; Pierre Tectin fait de sa pratique même le motif d’un œuvre dont le trait essentiel se cache. Par là, c’est la liberté du geste qui en constitue le moteur décisif, sa détermination à faire émerger formes et couleurs des choses sans les enfermer. Libre car constamment aux aguets, armé de sa propre logique et capable, en quelques gestes, de faire basculer définitivement le regard vers la possibilité d’une autre vie des objets.
Guillaume Benoit, 2014
————–
Les plaintes se divisent
Delacroix note : “la nature est un dictionnaire ; on y puise des mots”. Et qu’on y ajoute notre matériel n’y changera pas. Reste par dessus ce vaste lexique dont certains mots nous sont familiers, communs, d’autres inconnus ou oubliés, exotiques ou dévalués, la volonté d’écrire. Comme les idées naissent dans les phrases que l’on ose, les formes s’engendrent selon les associations que l’on essaie. Si chaque élément a “sa propre histoire, sa propre volonté”, “toutes ces intentions se tissent et enclenchent d’autres récits à travers leur recomposition” *. Curieuse façon de l’art. Panofsky montre quelque part que les « problèmes » de l’art semblent toujours au cours de l’histoire avoir été résolus de biais : détours, transgressions, empiètements, convergences inattendues, embourbements et avancées soudaines. “Les signes vont et viennent dans un ordre aléatoire ou contrôlé”, cherchant toujours, d’un bricolage l’autre, à répondre positivement à cette éternelle, impérieuse et insondable question : “est-ce que ça tient ?”, “est-ce que ça fonctionne ?” ou ne faisant autre chose que répondre à leurs possibles. Et peut-être sommes-nous trop ignorants de tout, ou simplement que tout nous échappe nécessairement, pour que l’on parvienne à donner à ce que l’on fait un caractère tout à fait défini. Derain, dans une lettre témoignant à Vlaminck de sa découverte de l’expressivité des arts africains confie : “Nous sommes trop incertains de la marche des idées de notre temps pour vouloir un caractère défini. Il nous faut là nous soumettre à l’inconscience”. Les choses sont ainsi : elles flottent dans l’étendue des possibles, elles emportent avec elles nos jugements. Elles vacillent d’une réalité à l’autre sous le regard (mais le travail de l’artiste n’est-il jamais autre chose que la fabrique d’un regard ?). Elles sont selon le lieu et le temps qui les accueillent. Elles sont en cours. Et qu’elles s’équilibrent un instant, elles ne s’achèvent jamais absolument. Peut-être les oeuvres que nous créons sont-elles condamnées à n’être qu’en deçà des élans dont on les charge, peut-être ne sont elles qu’échecs, ratés, déceptions. Condamnés, selon les mots de Beckett, à ne faire toujours que “rater, rater encore, rater mieux”.
“Les plaintes se divisent”, écrit Pierre Tectin en introduction à son exposition, évoquant “le son lancinant exprimé par les objets décomposés” ou dans un état intermédiaire. Plaintes des objets qui disent la plainte de celui qui les enfante. Lutte des oeuvres pour “tenir”. Kierkergaard compare le poète à un homme malheureux dont les soupirs paraissent à ceux qui les entendent une suave musique. Il repense à une vieille histoire: Phalaris, tyran d’Agrigente, faisait, dit-on, cuire ses victimes à petit feu dans un taureau d’airain dont les naseaux, munis de flutes, transformaient en sons harmonieux leurs gémissements. Les objets de Pierre Tectin vivent peut-être de cette vie là, de ce
déséquilibre qu’ils portent ou des contradictions apparentes qui les animent : frustres et délicats, bruts et raffinés, pauvres, opaques et suscitant à s’y pencher, d’infini micro narrations, difficiles et beaux. Ils forment un théâtre (l’artiste dirait un catalogue) qui déclenche des possibilités, enchevêtre les idées, retrouve des chemins déjà empruntés, se retourne comme un gant sur lui-même, construit se déconstruisant d’autres regards encore. Fuites, ratés et glissements réintégrant dans leur pérennité comme dans leur précarité l’Histoire car, comme l’écrit Merleau-Ponty, si nulle forme n’achève la création des formes, ni même “nulle oeuvre ne s’achève absolument, chaque création change, altère, éclaire, approfondit, confirme, exalte, recrée ou crée d’avance toutes les autres”. Ce qui change à chaque essai, c’est notre rapport complet aux formes. Autre plainte alors, celle mêlée de terreur et de fascination de celui qui prend mesure de ce que le monde s’étend à proportion de ce que l’on ose.
*les formules en italique sont extraites d’une conversation avec l’artiste en novembre 2011.
Jérémy Liron, 2012
Recent Comments